vendredi 18 mai 2007

Petit paradoxe de la fête des mères

Le dimanche de la fête des mères, dans la cohue chez un fleuriste. J'attends au comptoir pour payer mes deux pots de marguerites à 6,95$. La file est longue, la boutique contient mal les nombreux clients, mais le beau temps et le sentiment de faire quelque chose de bien en achetant des fleurs pour maman procurent aux gens un sourire léger et prévient l'impatience pourtant attendue dans ce genre de situation. La fleuriste à la caisse discute avec son employée: "Je finis ce bouquet-là et ensuite il faut que je mange". L'employée: "J'ai des pitas et de la salade de lentilles, si tu en veux." Mon tour arrive. La fleuriste me dit: "Mon fils voulait manger du poulet frit Kentucky hier. J'en ai mal au ventre depuis le matin. C'est pas fait pour les gens de quarante ans, ça. C'est pour les jeunes de dix-huit ans." Elle n'y pensera plus ce soir quand son fils lui donnera fièrement son pot de marguerites.

mercredi 11 avril 2007

En m'installant dans le fond du bus 165, direction nord, un type pousse ses sacs plastiques pour me laisser passer. Je murmure un "non, non, ça ira". En m'asseyant je jette un coup d'oeil sur lui : c'est un viel Indien, à moitié saoûl, plein de poussière, les vêtements crasseux. Autour de lui, une vague odeur acre, qu'on remarque à peine, tout juste assez forte pour rendre ma lecture un peu moins attentive. Il parle tout seul. Au bout d'un moment, il sort un cellulaire en plastique, un jouet pour enfant, énorme, violet. Il le colle à son oreille : "Oui, oui, salut...Oui, vers quelle heure? Oui, super, pis tu passeras prendre un pack de 24, pis on boira ensemble, ok?... Je cheke ça... C'est ça, bye". Manifestement, il croit à son illusion et pense que tout le monde, puisque lui-même y croit si fort, est pris au piège. Ou bien son assurance doit-elle l'aider à se convaincre que tous les passagers prennent son jouet pour un vrai cellulaire? Le plus frappant chez ce viel homme, c'est cette attention inattendue à un détail de paraître qu'il aurait dû oublier. Mais probablement que, dans la misère, ces petits détails le sauvent à ses propres yeux. Ou bien, la grossierté de la feinte exhibe-t-elle la limite qu'il est proche de franchir, celle au-delà de laquelle aucun code, aucune loi, aucune autorité n'a plus cours.
Avant de quitter le bus, il sort une cigarette. Il ne l'allumera pas avant d'être dans la rue.

dimanche 25 mars 2007

Lors d'un souper qui réunit étudiants et professeurs du petit département de littérature française de l'université de Victoria, chacun discutent, échangent et conversent un verre à la main, grignotant amuse-gueule et petits-fours. L'ambiance est détendue. Je surprends un dialogue entre la maîtresse de maison, elle aussi enseignante au département, et une autre professeure. Cette dernière est française, émigré au Canada depuis plus dix ans. Elle a suivi le cursus honorum du vieux continent : normale sup, agrégation... Elle s'extasie sur la présentation et les délices du buffet. "Moi tu vois je serais in-ca-pa-ble de faire une chose pareille." L'autre, bien sûr, ne peut que contredire "Mais non voyons, c'est trois fois rien! C'est tout simple à préparer je t'assure." "Non mais moi, vraiment, c'est tout simplement im-po-ssible. Je peux faire semblant tu vois, mais ça donnerait rien". La réponse de l'interlocutrice me saisit : "Oui mais écoute il faut bien qu'il y ait une chose que tu ne saches pas faire. Tu es au sommet partout." Je comprends alors le jeu des deux actrices. La condescendance de l'intellectuelle française, l'admiration de la collègue québécoise. Pour une universitaire renommée, dire "je ne suis pas capable de préparer une table d'hôte comme celle-là" c'est constuire une figure extrêmement signifiante et écrasante à l'encontre d'une autre universitaire. C'est dire : "Tu es une bonne chercheuse, tu es une bonne cuisinière. Moi je ne suis pas une bonne cuisinière mais une excellente chercheuse. Et nous savons, toi et moi, que c'est sur ce dernier critère que nous jugeons de notre valeur."

samedi 24 mars 2007

« Vous ne me payeriez pas un spaghetti, mademoiselle? » La même vielle femme qui m'a hantée depuis le jour où j'ai refusé de lui payer un repas - parce que j'étais trop pressée, parce que je n'avais pas d'argent dans mes poches... peu importe. J'arrête, je lui dis que bien sûr je lui payerais un spaghetti. Lorsque je sors mon porte-monnaie, je remarque qu'elle n'est pas aussi bien habillée que je l'avais pensé. Même manteau vert, un peu usagé. Même visage peint, mais d'un maquillage qui serait resté trop longtemps dans un tiroir. Elle est beaucoup plus petite, beaucoup plus mince que l'image que j'ai gardée d'elle. Je lui donne assez d'argent pour payer un spaghetti et un verre de vin. « Merci, merci, merci, » elle n'arrête pas de me le dire. Et tout ce que j'ai envie de faire, c'est de la remercier de ma part.

lundi 5 mars 2007

Au Pavillon d'Aménagement de l'Université de Montréal, effervescence au petit matin, avant le début d'un colloque. Je longe lentement le couloir qui mène aux toilettes en regardant les photos exposées sur les murs représentant tous les doyens du département. Je me rends compte que mon regard s'arrête exclusivement sur les visages de femmes. Aucune n'est entrée en fonction avant 1960.
Dans les toilettes, je distinngue des voix de femmes qui chuchotent. Elles parlent d'une communication à venir qu'elles jugent "dangereuse". Brusquement leurs voix deviennent plus fortes, presque stridentes. Conversation sur l'art de se maquiller . "Ecoute, un peu de blush, vraiment, ça fait paraître très bien. Si tu veux j'ai mon maquillage avec moi, je t'arrange ça".
Je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi elles parlent plus fort de la couleur d'un fard à paupières que de littérature.

mercredi 28 février 2007

Cet homme ressemble à quelqu’un que j’ai connu, que j’ai aimé. Debout près de l’arrêt de bus 26, il attend et il m’a regardé : je dois ressembler à quelqu’un qu’il a aimé aussi. Il est habillé comme j’aime, magazine : jean bleu foncé, un peu usé par des machines de tissage, chemise blanche, veste courte noire, manteau noir. L’ombre de son sourire, de ses yeux qui me regardent laisse une trace en moi. J’entends le bruit de ses pas qui se rapprochent, des talons, des chaussures en cuir, un cuir qui sent bon. Ses lèvres s’approchent des miennes… et puis il monte dans le bus arrivé en trombe. Je reviens aux vies du dehors, tristes et pâles.

dimanche 25 février 2007

Au pied des escaliers du métro Berri-Uquam, une longue trainée sombre, empreinte laissée par les chaussures pleines de neige sale des centaines de passagers passés là depuis le matin. Une ligne qui frôle le mur, signe de ces gens pressés, qui n'ont pas le temps, un matin de semaine, de prendre un large virage. A quelques pas de là, la trainée disparaît, s'évapore, il ne reste que quelques traces de semelles puis plus rien.
Je n'arrive pas à savoir ce qui me frappe le plus : que tous ces gens aient pris exactement le même chemin, ou que cette trace finisse par disparaître?

 
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