mercredi 28 février 2007

Cet homme ressemble à quelqu’un que j’ai connu, que j’ai aimé. Debout près de l’arrêt de bus 26, il attend et il m’a regardé : je dois ressembler à quelqu’un qu’il a aimé aussi. Il est habillé comme j’aime, magazine : jean bleu foncé, un peu usé par des machines de tissage, chemise blanche, veste courte noire, manteau noir. L’ombre de son sourire, de ses yeux qui me regardent laisse une trace en moi. J’entends le bruit de ses pas qui se rapprochent, des talons, des chaussures en cuir, un cuir qui sent bon. Ses lèvres s’approchent des miennes… et puis il monte dans le bus arrivé en trombe. Je reviens aux vies du dehors, tristes et pâles.

dimanche 25 février 2007

Au pied des escaliers du métro Berri-Uquam, une longue trainée sombre, empreinte laissée par les chaussures pleines de neige sale des centaines de passagers passés là depuis le matin. Une ligne qui frôle le mur, signe de ces gens pressés, qui n'ont pas le temps, un matin de semaine, de prendre un large virage. A quelques pas de là, la trainée disparaît, s'évapore, il ne reste que quelques traces de semelles puis plus rien.
Je n'arrive pas à savoir ce qui me frappe le plus : que tous ces gens aient pris exactement le même chemin, ou que cette trace finisse par disparaître?

samedi 24 février 2007

Qu'en est-il de la chance?

Effervescence sur la rue Saint-Laurent, dans le quartier des bars. Devant la porte d'un club, deux hommes discutent. Un videur et un fêtard sorti fumer une cigarette, chacun jouant à la perfection le rôle du dur à cuire. Dans les seuls "bonsoirs" échangés, ils remarquent, un peu surpris, qu'ils ont un accent semblable, français sans doute. Après avoir fait le tour des lieux communs à échanger dans de telles circonstances -- "l'hiver est long", "il fait trop froid au Québec", "au moins, les montréalais savent faire la fête" -- le noceur ajoute que la différence est énorme entre le climat québécois et celui de sa région natale: il est réunionnais. Le regard du videur s'illumine, il sort sa carte d'identité pour certifier qu'il est, lui aussi, né à la Réunion. La légère surprise fait alors place à l'étonnement le plus complet: ils sont nés dans le même village. Ceux qui se gonflaient les bras quelques minutes plus tôt affichent maintenant une expression amusée, enfantine presque, devant le coup de chance qui les a fait se rencontrer à la sortie d'un bar de l'autre côté du globe, et du thermomètre. Ce hasard qui les fascine commence à m'inquiéter, ayant moi-même revu, ce soir-là, une vague amie de mon école secondaire, dont l'amoureux est un de mes anciens camarades de classe primaire.

jeudi 15 février 2007

Ce matin à 5h52, j'ai cru voir quelqu'un dormir sur le trottoir, ce trottoir couvert d'une quinzaine de centimetres de neige, ce neige qui tombait toujours en pleine tempête. J'ai tourné la tête; ce que j'avais vu, ce n'était que le dessein d'un corps fondu dans la neige, là où devait être couché quelqu'un il n'y a pas longtemps. De l'horreur de cette ombre d'un corps, rien d'autre ne peut être dit.

samedi 10 février 2007

Espace Go, 9 février, pour voir la pièce de Majdi Mouawad, Forêts. Le public a le sentiment d'être privilégié, presque trié sur le volet, parce que les places ont été prises d'assaut depuis longtemps. Un public aisé, content d'être là, intellectuel qui sait se tenir. La pièce est pénible, dramatique, violente, longue. Il faut de l'endurance, mais manifestement on veut nous toucher et nous faire pleurer.
Derrière moi, au moment où l'un des personnages évoque la tuerie de la Polytechnique en 1989, j'entends de petits sanglots qui deviennent de gros sanglots. Comme un immense chagrin qu'on laisse partir quand on est seul, dans sa chambre, sans personne pour entendre. Mais la salle est pleine. Le type pleure de plus en plus fort. Personne ne bouge dans le public, les acteurs n'entendent pas.
Je réalise qu'on peut rire ensemble, pas pleurer. Dans une salle de spectacle les larmes sont silencieuses, on les écrase, on court dans les toilettes quand les lumières se rallument pour se laver le visage. On cache sa peine, comme si on ne pouvait admettre que l'art, quelque fois, fait plus que d'éveiller un sentiment d'empathie, il ranime de vieilles blessures. Il ne s'agit plus de la pitié que l'on éprouve pour son semblable mais de celle que l'on sent encore pour soi.

jeudi 8 février 2007

Le métro arrive à la station Université de Montréal et je sors, accompagnée d’une foule d’étudiants. La masse marche ensemble, prend l’escalier comme un seul corps : têtes qui surgissent et replongent dans le flot d’épaules, genoux et pieds qui doivent agir ensemble pour éviter de trébucher. J’avance dans l’armée de chair, mes yeux rivés sur deux bottes devant moi. Je dois faire correspondre mes pas avec ces bottes pour éviter de marcher sur les talons disloqués. Je lève la tête : un homme reste debout, près du haut de l’escalier. Incapable de descendre, entouré et avalé par la marée qui le noie en vagues, il regarde désespérément le métro qui s’en va.

dimanche 4 février 2007

Douce France

Debout près du banc, un jeune homme attend le tram. Il a un jogging blanc, des chaussures rouges, un manteau avec une capuche bordée de fausse fourrure. Ses mouvements sont brusques. Le fil de son I-Pod glisse le long de son cou et vient se fourrer dans une poche. Il a l'air vide; d'ici on entend sa musique, des basses répétées et des cris. Il pourrait être shaman et diriger une ronde sourde et étouffée. Autour de lui d'autres jeunes, même espèce, mêmes silences sur le visage. On monte dans le tram en direction des quartiers pauvres, ils se mettent à jouer au foot avec une boule de papier, et ils rient. Il descend. On ne sait pas où ils vont, ils remontent une rue d'un pas de Gavroche. Mais il a ri.

vendredi 2 février 2007

En l'absence du quotidien

Assise au bar du Conti. Je lis La Vie extérieure. Je lis des fragments de la vie de gens qu'Annie Ernaux a croisés dans des moments exactement semblables à celui que je vis actuellement, dans la même ville. Mais plutôt que d'observer, d'examiner le quotidien qui grouille autour de moi, les serveurs, barmans et clients qui tournoient, vaquent, bougent, occupent le même espace que moi, je me plonge dans mon livre, dans la vie extérieure qu'une autre a notée à ma place. Paradoxe. La littérature du quotidien me permet de m'évader du mien, qui est pourtant précisément le même.

 
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